À deux pas du Presidio, un édifice blanc aux colonnes gothiques s’élève comme un vestige spirituel posé au milieu du paysage urbain. Longtemps lieu de culte chrétien, l’ancienne église abrite aujourd’hui un sanctuaire d’un autre genre : l’Internet Archive, immense bibliothèque numérique qui, depuis près de trente ans, s’efforce de préserver l’histoire du web avant qu’elle ne s’efface.
Dans la nef encore décorée de vitraux, le murmure des prières a laissé place au grondement continu des serveurs. C’est là que la célèbre Wayback Machine consigne, ligne après ligne, code après code, les versions anciennes de sites que le monde a déjà oubliés. Le mois dernier, elle a franchi un jalon vertigineux : un billion de pages archivées. Une ambition qui fait de ce projet l’un des plus vastes efforts de mémoire numérique jamais entrepris.
Cette mission n’a jamais été aussi nécessaire. La disparition soudaine de contenus gouvernementaux américains en début d’année, la généralisation des paywalls, et surtout l’irruption des outils d’intelligence artificielle — capables de réécrire ou de remplacer les contenus humains — menacent d’effacer des pans entiers de notre patrimoine numérique. Bibliothécaires, ingénieurs et archivistes s’efforcent chaque jour de capturer ce qui, sans eux, disparaîtrait presque instantanément.
Au cœur du bâtiment, Brewster Kahle, fondateur de l’institution, parle de son œuvre avec la ferveur d’un professeur amoureux du savoir. Assis sur les bancs de bois d’origine, il évoque la symbolique du lieu : permanence, mémoire, transmission. Pour lui, internet est devenu l’équivalent contemporain de la Bibliothèque d’Alexandrie : un espace où chaque fragment du savoir humain peut — ou devrait — être sauvegardé.
Quand Kahle a fondé l’Archive en 1996, une année complète de données représentait à peine deux téraoctets, soit l’équivalent du stockage d’un téléphone actuel. Aujourd’hui, ce sont 150 téraoctets par jour qui affluent. La Wayback Machine ne capture pas seulement des images : elle archive la structure entière des pages — architecture HTML, scripts, feuilles de style — permettant de « rejouer » un site comme s’il était encore vivant.
Mais l’arrivée de l’intelligence artificielle redistribue les cartes. Pour la première fois, l’Archive doit préserver non seulement l’histoire du web, mais aussi celle produite par les modèles génératifs. Résumés automatiques, réponses de chatbot, extraits synthétiques mis en avant dans les résultats de recherche : tout cela doit être consigné pour documenter la manière dont l’information circule aujourd’hui. Une équipe dédiée élabore chaque jour des requêtes pour capturer ces interactions fugaces, créant une mémoire parallèle de l’ère algorithmique.
Dans un vaste entrepôt qui abrite une grande partie des serveurs — et jusque dans la nef, où certaines machines sont exposées comme des pièces maîtresses — l’Archive revendique un principe simple : la mémoire est un bien collectif. Les 200 employés numérisent aussi des livres, des vinyles, des films, des jeux vidéo, des microfilms, transformant l’église en un laboratoire vivant de sauvegarde culturelle. Une armée de statues en trois dimensions, représentant les employés les plus anciens, complète cette atmosphère étrange, comme une métaphore silencieuse de la résistance au temps.
Pour Kahle, l’Internet Archive n’est pas un musée chargé d’imposer une version officielle du passé. C’est une matière première, un socle destiné aux chercheurs, aux journalistes, au public — et même aux futurs systèmes d’intelligence artificielle — afin qu’ils puissent explorer, comparer et comprendre les traces laissées en ligne par notre époque.
Sa mission est simple et abyssale : empêcher qu’une génération entière de contenus s’évapore sans laisser de trace.
Au moment où l’intelligence artificielle réécrit le réel plus vite que nous ne pouvons le vérifier, préserver l’ADN technique et visuel du web est devenu un acte essentiel. Et ce travail colossal se poursuit, dans le silence d’une ancienne église où se construit, page après page, la mémoire du futur.
