Il est rare qu’une mutation technologique s’impose avec une telle netteté. Pendant des décennies, l’internaute cherchait, comparait, cliquait et remplissait son panier. Désormais, cette mécanique familière est en train de disparaître, remplacée par des agents intelligents capables d’anticiper nos besoins, de négocier nos achats et, parfois même, de remplacer notre propre jugement. Cette transition n’est plus prospectif : elle redéfinit déjà l’économie numérique mondiale et déclenche une compétition féroce entre les géants du web. Car dans ce nouvel écosystème, celui qui contrôlera l’assistant qui achète contrôlera une part cruciale du commerce mondial.
L’équation est simple : l’acte d’acheter est l’un des gestes les plus fréquents de la vie numérique. À mesure que les assistants d’IA s’intègrent dans la planification quotidienne, les grandes plateformes se disputent un rôle central — devenir l’intermédiaire incontournable, l’agent chargé de transformer une intention vague en transaction finalisée. Google, Amazon, OpenAI, Perplexity et d’autres acteurs émergents investissent massivement dans cette bataille stratégique, conscients que la maîtrise du parcours d’achat signifiera la maîtrise de l’attention, des flux commerciaux et, en définitive, de l’internet de demain.
Aux États-Unis, l’évolution est fulgurante. L’intégration directe des produits Etsy dans ChatGPT maintient l’utilisateur au sein du chatbot, tandis qu’un partenariat similaire relie désormais OpenAI et Walmart. Perplexity a franchi une ligne rouge en tentant d’automatiser des achats via Amazon grâce à son navigateur Comet, ce qui lui a valu une mise en demeure du géant du e-commerce. Salesforce estime déjà que les agents d’IA pèseront 73 milliards de dollars de ventes entre Thanksgiving et le Cyber Monday, soit près d’un quart des commandes mondiales. Quant au trafic généré par les assistants numériques, il explose : +119 % en un an.
Face à cette accélération, Google a dévoilé de nouvelles fonctionnalités qui redéfinissent la relation entre l’utilisateur et le commerce. Son agent intelligent peut désormais appeler les magasins locaux, vérifier la disponibilité d’un produit, comparer les promotions et présenter les résultats directement dans la recherche. « Let Google Call » s’annonce comme le slogan d’une nouvelle étape où la machine négocie pour nous. Le groupe pousse aussi l’achat automatisé : une fois un seuil de prix fixé, Gemini se charge d’acheter l’article dès qu’il atteint la valeur souhaitée. Quand on sait qu’un milliard de recherches liées au shopping transitent chaque jour par Google, l’impact potentiel est colossal.
Amazon, de son côté, n’a aucune intention de céder du terrain. Son assistant Rufus, intégré à l’application mobile, a vu ses interactions bondir de 210 % en un an. Andy Jassy affirme que les utilisateurs qui s’appuient sur Rufus finalisent 60 % d’achats de plus que les autres. L’objectif est limpide : faire de l’IA le moteur d’un commerce plus fluide, plus rapide et profondément intégré aux routines quotidiennes.
Au-delà de la simple transaction, cette guerre des assistants interroge les ambitions profondes des entreprises numériques. Accepteront-elles de devenir un service secondaire dans l’écosystème d’un rival, ou tenteront-elles d’imposer leur propre vision de l’internet ? Les analystes de Gartner comparent déjà cette transition à celles qui ont marqué des ruptures majeures : l’avènement du PC, l’explosion du web, la révolution du smartphone. À chaque époque, les champions d’hier ont vacillé ; d’autres ont émergé.
Le paradoxe, pourtant, est frappant : malgré cette transformation à grande vitesse, 66 % des Américains n’ont jamais utilisé ChatGPT, selon Pew Research Center. La révolution ne fait que commencer. Les géants du numérique se préparent à une bataille qui n’a pas encore gagné le grand public, mais dont les lignes de force sont déjà visibles dans les statistiques et les tendances de marché. Celui qui perdra le contrôle de l’assistant perdra la maîtrise de l’écosystème entier.
Le futur du commerce se jouera donc à l’intersection entre désir humain et calcul algorithmique. Demain, planifier une fête dans ChatGPT ou Gemini suffira pour que l’IA remplisse automatiquement le panier : décorations, boissons, accessoires, au meilleur prix, à la meilleure disponibilité. Cette simplicité apparente masque pourtant un affrontement brutal. Car derrière chaque bouton « acheter » se cache désormais un enjeu de pouvoir : celui qui contrôle l’assistant contrôle la porte d’entrée vers l’internet — et, avec elle, la prochaine ère du commerce mondial.

